
Entretiens
Entretien avec Enrico Martial - Expert en coopération transfrontalière, Consultant en collectivités publiques, membre du secrétariat Interreg Méditerranée
-
Vous avez été Chef de Sécrétariat pour Interreg Italie-France n'est-ce pas ? Quelles ont été vos missions pour ce poste ?
Cette mission m’a été confiée au tout début d’Interreg, en 1993 à la clôture d’Interreg I, pour Interreg II et jusqu’en 1997 au démarrage d’Interreg III, dans un contexte volontariste e bâtisseur. La Commission européenne de l’époque exprimait plus de vision, ses fonctionnaires étaient des intellectuels qu’on accueillait avec beaucoup de chaleur, dans un esprit de modernisation des politiques publiques locales et de la construction européenne. Par la suite, la stabilisation du programme Interreg a renforcé les procédures sur le côté administratif et cet esprit réformateur a un peu faibli, bien que d’autres progrès aient vu le jour, comme l’effort de mettre en place des stratégies territoriales, à partir des premiers « projets à régie publique » pour arriver aux « projets intégrés » territoriaux ou thématiques, les PITER et les PITEM. Par la suite j’ai retrouvé cet esprit pionnier et créateur au démarrage de l’Interreg IIB sur la Méditerranée, auquel j’ai participé pendant deux ans.
Cela dit, à l’époque on faisait tout ce qui était nécessaire, souvent avec les moyens du bord. On mettait en place des pratiques qui existent encore aujourd’hui : les méthodes des appels à projets, l’animation, les sélections, la gestion financière, les guides pour les porteurs des projets. On partageait de longs tableaux excel. A l’époque nous avons évolué des fax aux fichiers numériques échangés par appel direct par modem, jusqu’au au courriel Internet. On gérait aussi les taux d’échange des monnaies, l’euro n’étant pas encore en place. Nous étions deux personnes avec le support des fonctionnaires des SGAR des préfectures, des régions italiennes, des départements et des régions françaises. Je partageais cette tâche avec Philippe Mouras, pour DATAR, qui se trouvait à Gap.
-
Au vu de la double proximité, c'est à dire géographique et linguistique, qui caractérise les rapports entre la Vallée d'Aoste et la France, peut-on dire qu'elle est facilitatrice, en comparaison à des régions comme Provence-Alpes-Côte d'Azur et Piémont qui n'ont pas ce statut de région bilingue ? Et dans quelle mesure cette proximité peut-elle faciliter les rapports si c'est le cas ?
La Région Vallée d’Aoste a sans doute un potentiel et une boîte à outils plus riche que d’autres territoires italiens par rapport à la France et également à la Suisse, à partir de la langue, d’une connaissance meilleure des territoires de proximité, et d’une certaine facilité à téléphoner à ses homologues de l’autre côté de la frontière. Toutefois, elle ne les exploite pas, et les rapports avec la France sont à mon avis plus tièdes que dans les Alpes du Sud et sur la côte. Je considère aussi que les autorités publiques, en particulier régionales, depuis une vingtaine d’années, sauf des épisodes et des bonnes pratiques, se sont plutôt renfermés à l’intérieur du territoire valdôtain. Elles ont développé des relations culturelles et économiques avec des sujets italien, les activités du Fort de Bard en sont l’exemple. Par contre, on remarque un bon dynamisme de certaines couches sociales, avec un maintien solide du patois valdôtain franco-provençal et une défense acharnée et minoritaire de la langue française, souvent à titre individuel.
-
Selon vous, le tout nouveau Traité du Quirinal aura-t-il un impact sur les dynamiques entre Vallée d'Aoste et France ?
Le Traité franco-italien et surtout sa Feuille de route affichent un certain retard de la Vallée d’Aoste dans les rapports avec la France. On y encourage la mise en place d’un GECT pour l’Espace Mont-blanc, alors qu’il existe déjà entre les Parc du Mercantour et le Parc des Alpes maritimes. Alors que de double diplôme ESABAC montre des signes de difficulté en Vallée d’Aoste, le Traité annonce vouloir le relancer. Au tunnel du Mont-Blanc l’allure est plutôt de réduire le rôle du GEIE, alors que le Traité et la Feuille de route voudraient le renforcer au lieu de continuer à gérer en bilatéral une structure que par définition est unique.
Toutefois, le Traité est simplement d’encadrement. Pour renforcer la croissance, réduire les coûts et les différends, profiter des opportunités communes, il faut le remplir de travail et d’initiatives. Son impact en Vallée d’Aoste dépendra également de la continuité et solidité de cette approche réformatrice qui à présent vient du centre, des deux administrations politiques centrales.
-
Est-il correct de dire que la Conférence des Alpes Franco-Italiennes ou l’Eurorégion Alpes-Méditerranée sont des cadres de coopération et d'échange dont des instruments dont les ressources sont assez limitées ?
Les Conférences et les autres outils de coopération qu’on a vu opérer au fils des années ont été des lieux de dialogue, mais sans que des effets remarquables aient suivi. A mon avis il ne s’agit pas simplement de faute de moyens ou de ressources, mais plutôt de vision politique, qui est restée dans les mains des états membres, France e Italie dans leur dialogue binational et européen, et des institutions communes, au Conseil et à la Commission européenne. Le rapprochement des législations, les quatre libertés dont la libre circulation des personnes, l’euro, le dépassement des concrets obstacles internes dans les espaces de vie européens, comme l’élimination des frais pour les virements bancaires transfrontaliers ou des frais de roaming pour les portables sont des résultats qui ont de retombées qui dépassent toute aspiration prononcée dans les discours de ces Conférences.
A cet effet, le Traité marque un passage important, parce qu’il réunit dans une dimension commune, celle de la Conférence transfrontalière, les deux niveaux qui faisaient chacun séparement sa propre coopération transfrontalière : le niveau national, par l’ESABAC, la ligne ferroviaire Côni-Vintimille-Nice, les tunnels et les grandes infrastructures, et les niveaux régional et local, dans son périmètre d’Interreg, de ses Conférences et des rencontres des maires.
-
Pensez-vous que la coopération entre la Vallée d'Aoste et la France s'insère dans une lutte, une compétition des régions entre elles et contre leur centre (Paris ou Rome)?
La Vallée d’Aoste est bien alignée et en pleine collaboration avec le niveau central, je ne vois pas de signes de compétition, qu’on remarque plutôt entre la Lombardie ou la Campania et le gouvernement de Rome. Pendant les moments de tension franco-italiens de 2018-2019, la Vallée d’Aoste était en silence, on a vu les drapeaux français et italiens dans un esprit d’amitié et de solidarité sur les mairies de la Côte d’Azur et de la Riviera.
Pour ce qui est des fondamentaux, toutes les relations économiques et infrastructurelles de la Vallée d’Aoste sont penchées sur l’Italie. Les échanges entre entreprises françaises et italiennes se déroulent comme dans d’autres régions italiennes, en Lombardie ou au Piémont, par exemple pour les « Sorgenti Monte Bianco Spa », contrôlée par Sources ALMA. Engie est présente dans Telcha, la société de téléchauffage de la Ville d’Aoste, mais au travers de sa filiale de Milan.
Sur le moyen terme, il peut aussi arriver qu’un partie de l’économie de la Vallée d’Aoste puisse s’ouvrir davantage à l’international et à la France: elle pourrait être vue comme une passerelle, profitant des compétences linguistiques, avec des services entre France et Italie. Toutefois, on ne voit pas encore de signaux dans cette direction de développement économique.